En 2027, cela fera exactement deux cents ans que Ludwig van Beethoven nous a quittés. Pour mettre son œuvre en lumière, Boris Giltburg, Premier Prix du Concours Reine Élisabeth 2013, présente un projet musical ambitieux : l’intégrale des 32 sonates pour piano de Beethoven.
Chaque récital de cette série illustre une étape de l’évolution du compositeur : de la jeunesse curieuse et avide d’apprendre à l’audace novatrice, du classicisme maîtrisé à l’expression visionnaire.
Giltburg ne recherche pas seulement la perfection formelle, mais avant tout la vérité intérieure : il souhaite entraîner l’auditeur dans la lutte musicale, dans les moments d’extase autant que d’introspection. Comme il l’écrivait à propos de son projet d’enregistrement intégral des sonates, réalisé en 2020 : « Ce qui avait commencé comme une idée stimulante est rapidement devenu tout autre chose : passion, persévérance, engagement qui dévore sommeil et pensées, inspirant, surprenant, parfois désespérant… Amour ? Vie ? »
Lors de son quatrième récital de cette saison, Giltburg révèle comment Beethoven a repoussé les limites du piano grâce à des techniques novatrices. De l’expression dramatique de la Pathétique aux nuances subtiles de l’op. 49/2 et à la puissance impressionnante de l’op. 7, il révèle l’esprit révolutionnaire du compositeur.
Le génie doux de Beethoven
La Sonate n° 9 en mi majeur est la première des deux sonates de l’opus 14. Boris Giltburg les décrit comme « ce couple absolument charmant, frais, gracieux de courtes sonates… Beethoven semble ici plus détendu, plus doux, parfois sincèrement heureux. Ces œuvres ont un caractère de musique de chambre, avec une palette d’émotions et de couleurs retenue. »
La sonate s’ouvre sur un allegro clair et joyeux, où un motif vif se déploie au-dessus d’un accompagnement basé simplement sur une pulsation. Malgré son apparente légèreté, ce mouvement exige une haute précision : sauts de la main gauche, accents sforzando et contrastes dynamiques marqués requièrent une articulation et une phraséologie raffinées. Giltburg qualifie cette sonate de « magnifique exemple de la manière dont Beethoven prodigue le même amour, le même soin et la même attention à toutes ses sonates, qu’il s’agisse de chefs-d’œuvre bouleversants ou d’expressions musicales intimes et amicales ».
La section centrale, Allegretto, présente des traits de scherzo et respire une douce ironie empreinte d’humour. C’est ici surtout que Beethoven dévoile son versant lyrique et introspectif : la mélodie demeure simple, mais des décalages rythmiques et des modulations subtiles créent une tension raffinée. Selon Giltburg, il s’agit d’« un passage doux comme une berceuse », où alternent calme et surprises.
La sonate s’achève sur un rondo léger et enjoué. Le thème central, construit sur sept notes répétées, forme un petit motif puissant qui reviendra plus tard dans une éclatante irruption de la main gauche, où se relâche la tension accumulée. Giltburg le décrit comme « aérien, jovial, plein de plaisir et de malice… Puis tout revient à la normale, comme si rien ne s’était passé ».
Un orchestre dans le clavier
Avec sa Sonate n° 4 en mi bémol majeur, composée en 1796 et souvent surnommée « Grande Sonate », Beethoven franchit une nouvelle étape dans son œuvre pour piano : non seulement par la longueur — c’est l’une des plus vastes de ses sonates de jeunesse — mais surtout par l’ambition musicale et la richesse de la texture. Giltburg souligne que cette grandeur émane entièrement de la musique elle-même : « C’est une évolution palpable par rapport aux trois premières sonates, avec une richesse accrue de couleurs et de textures. »
Le premier mouvement, Allegro molto e con brio, déborde d’énergie et de virtuosité. Le motif initial est étincelant et plein d’humour, presque orchestral : on croit entendre des hautbois et des cors enjoués, et des trémolos de cordes résonner sous les notes. Le développement est étonnamment bref, ce qui laisse toute sa place à l’abondance thématique de l’exposition et de la réexposition. La coda reprend les thèmes essentiels et conclut par une flamboyante démonstration d’intensité et de virtuosité.
Dans le Largo, con gran espressione, la sonate atteint son cœur dramatique. Un lyrisme ample et foisonnant s’y déploie, empreint de poésie sonore et de nuances délicates. Giltburg y voit « une incarnation précoce de l’Innigkeit : un mélange de sincérité, de recueillement et d’émotion personnelle ». La mélodie, parfois dans l’aigu, s’appuie sur des basses évoquant un effet de pizzicato, combinaison à la fois fragile et lumineuse. Le résultat est d’une rare beauté, le piano semblant y posséder la richesse d’un petit orchestre.
L’Allegro du troisième mouvement renoue avec un caractère plus joueur. Le ton devient plus léger, animé de tournures pleines de charme et de contrastes subtils. Dans la section centrale, cette légèreté cède brièvement la place à une atmosphère plus introspective et légèrement dramatique, qui confère une profondeur accrue au mouvement.
Beethoven clôt la sonate par un rondo oscillant entre élégance et humour léger. Une brève incursion en mineur crée une tension passagère, avant que le thème principal ne revienne dans une sérénité apaisée. Giltburg résume ainsi : « C’est le charme qui l’emporte finalement, donnant à cette grande sonate une fin étonnamment calme et intime. »
Le plaisir de l’élégance espiègle
La Sonate n° 20 en sol montre que les sonates de Beethoven ne furent pas nécessairement publiées dans leur ordre chronologique. Probablement composée vers 1796-1797, dans ses jeunes années, elle ne parut qu’en 1805, avec la Sonate en sol, op. 49/1, alors que Beethoven se situait déjà pleinement dans sa période médiane. Boris Giltburg note : « Beethoven ne les jugeait peut-être pas immédiatement prêtes pour la publication, mais elles ne sont en rien indignes de son nom. »
Cette sonate est l’une des plus courtes et des plus simples du compositeur, ne comportant que deux mouvements au lieu des trois ou quatre habituels. Elle s’ouvre sur un Allegro ma non troppo : un premier thème élégant et solennel suivi d’un second, vif et joueur. Pour le pianiste, la difficulté réside surtout dans l’équilibre entre les mains et dans la fluidité des triolets, qui exigent précision et sensibilité. Malgré sa structure simple, ce premier mouvement dégage clarté, scintillement et caractère.
Le second mouvement, Tempo di Menuetto, révèle un Beethoven d’humeur légère. Giltburg observe : « Ce deuxième mouvement, un menuet, est tout à fait charmant et aimable… Beethoven en a reconnu l’attrait inhérent en le réutilisant plus tard dans son populaire Septuor. Cela suggère que cette sonate précoce n’était peut-être pas destinée à la publication. » Le caractère quasi rondo du mouvement, avec ses variations subtiles et son élégance décontractée, met en valeur l’accessibilité et la finesse de l’œuvre.
Le coup de maître dramatique de Beethoven
Avec sa Sonate n° 8 en ut mineur, mieux connue sous le nom de « Pathétique », Beethoven franchit en 1798 une étape décisive de son évolution. L’œuvre, dédiée au prince Karl von Lichnowsky, fit sensation lors de sa publication en 1799 : le public y découvrait un ton nouveau, puissant, chargé de tension dramatique et d’émotion immédiate. Pour Giltburg, « l’intensité et l’émotion directe sont écrasantes dès le premier accord en ut mineur, un cri du cœur et de l’âme de Beethoven sans le moindre filtre protecteur ».
Dès les premières mesures, l’introduction lente saisit l’auditeur par ses accords solennels et ses silences chargés. La tension dramatique ainsi créée éclate ensuite dans l’Allegro di molto e con brio, mouvement foisonnant de contrastes. Trois thèmes s’y succèdent dans une forme sonate compacte mais d’une puissante construction. Le premier, un motif ascendant véhément — un « motif-fusée » — soutenu par des trémolos de la main gauche, donne le ton. Le second thème ouvre soudain une parenthèse lyrique et expressive. Un troisième motif, ajoutant des variations harmoniques subtiles, renvoie au matériau initial et confère au mouvement sa cohésion interne et sa tension dramatique.
Après la tempête du premier mouvement, l’Adagio cantabile s’épanouit dans une sérénité introspective. La mélodie chantante respire, se déployant en larges phrases, deux fois interrompues par des épisodes modulants aux raffinements rythmiques. Giltburg le décrit comme « un mouvement céleste, tendre et cordial… un chef-d’œuvre absolu en soi », où Beethoven suspend momentanément tout combat.
Dans le rondo final, l’énergie dramatique réapparaît. La couleur sombre du premier mouvement affleure à nouveau, mais cette fois animée d’un élan rythmique presque moteur. Le thème principal, apparenté au second thème du premier mouvement, assure l’unité thématique de la sonate entière. Des épisodes plus légers, parfois teintés d’humour, offrent de brèves respirations, avant que le thème principal ne revienne et que la musique ne culmine dans une coda explosive. « La dernière tentative d’échapper au destin échoue », écrit Giltburg, « et mène à une déflagration qui laisse l’auditeur sans souffle. »
Une sonate d’adieux et de retrouvailles
Dès la première mesure, la Sonate n° 26 “Les Adieux” révèle son histoire. Trois accords ouvrent l’œuvre, portant les syllabes Le-be-wohl, constituant un adieu direct et personnel. Ce bref motif constitue le noyau émotionnel de la sonate entière, réapparaissant dans chaque mouvement sous une forme différente.
Dans le premier mouvement, Das Lebewohl, Beethoven déploie ce motif dans une introduction solennelle. La tension y croît jusqu’à l’irruption de l’Allegro, où la musique fourmille d’agitation et de mouvement, comme si l’on percevait soi-même le tumulte d’un départ. Le premier thème sonne tendu et nerveux, tandis que le second s’ouvre sur une réflexion lyrique. Lignes chromatiques et modulations imprévues traduisent la friction émotionnelle de la séparation. Dans la vaste coda, le motif Lebewohl réapparaît en variations poignantes : « l’image d’une calèche disparaissant lentement au loin, tandis que Beethoven réapprend le mot, encore et encore », selon les mots de Giltburg.
Abwesenheit, le mouvement lent, respire le vide et le désir. Motifs soupirants, accents sforzando et hésitations harmoniques dessinent le silence de l’absence. Par instants, un éclair majeur brille comme le souvenir d’une joie passée, mais la mélancolie domine. Giltburg écrit : « On imagine aisément Beethoven dans sa chambre, se lamentant ou perdu dans ses souvenirs. »
Avec Das Wiedersehen surgit enfin la joie des retrouvailles. Le motif initial revient dans une variante étincelante et énergique ; dialogues contrapuntiques entre les mains et harmonies resplendissantes expriment la proximité retrouvée. Un bref Poco andante ralentit le flux, moment de soulagement après la tension, avant que la sonate ne s’achève dans une coda jubilatoire et rayonnante. « Chez un compositeur moins exceptionnel, cela semblerait théâtral », note Giltburg, « mais chez Beethoven, cela devient un hommage passionné, une sonate qui s’exprime à coeur ouvert. »
Le contexte historique éclaire ce récit. Beethoven composa cette œuvre en 1809, durant l’occupation de Vienne par les troupes napoléoniennes. Son élève et mécène, l’archiduc Rodolphe d’Autriche, dut fuir la ville. Cet adieu bouleversa profondément Beethoven. Lorsque Rodolphe revint en 1810, le compositeur acheva la sonate et la lui dédia. Il insista pour conserver les titres allemands, car Lebewohl, Abwesenheit und Wiedersehn étaient pour lui bien plus que des mots : ils donnaient voix à une expérience intime de la perte, du silence et des retrouvailles débordant de joie.
Waldo Geuns